PRoSA

Le couple se préparait à partir. Abimelech Toledano demanda timidement à la serveuse s'il pouvait changer de place. Il souleva ses roller skates, son sac à dos, son appareil photo, et s'assit à l'intérieur du café, à la table qu'il convoitait depuis un bon quart d'heure. De sa nouvelle position, il pouvait à la fois observer toutes les tables du café, le bar, de face, les miroirs et les machines à faire du jus d'orange, les gens qui mangeaient. Mais s'il tournait la tête, il pouvait encore regarder par la fenêtre grand ouverte, sur la rue passante, et n'être vu qu'au dernier moment.


Abimelech était satisfait de son observatoire. Il avait posé son appareil photo sur la table, les roller skates poliment rangés sous la chaise, le sac à dos en vue sur la chaise à côté de lui. Il commanda une omelette, des pommes sautées, du jus d'orange, du mauvais café avec de la crème, à volonté. La serveuse attendait patiemment pendant qu'il réflechissait : "Rajoutez des oignons dans l'omelette, et puis tiens aussi du fromage, ça ne fait pas un peu trop? non mettez quand même les deux à la fois, et puis aussi du ketchup s'il vous plaît, et du poivre et du sel, oui surtout le sel j'en rajoute toujours, même sans goûter".
Léa Shomsky n'avait pas l'intention de s'éterniser là. Elle avait juste rendez-vous avec Eliezer Israelowicz, qui devait lui rendre sa pellicule développée. Tout d'un coup, elle était assise en face d'Abimelech, qui scrutait la façade de l'épicerie, de l'autre côté de la rue. Au début, il ne la remarqua même pas. Ni son teint pâle de poupée, ni ses longs cheveux blonds attachés en queue de cheval. C'est surtout la salade de concombre, avec la sauce à part, qu'elle avait maintenant devant elle, qui attira son attention. C'était une bien belle salade de concombres; il aurait bien vu une escalope milanaise pour accompagner ce délice.


Léa étudiait le yiddish. Sa grand-mère ne lui parlait que yiddish, et pourtant, combien de fois le mari de la grand-mère lui avait enjoint de ne parler qu'allemand. Le mari de la grand-mère avait été avocat. En 1923, il avait laissé tomber son cabinet, ses recueils d'arrêts et ses codes, emportant sa femme et ses cinq enfants sous les bras, dans un bateau pour la Palestine. Il avait la vague idée que la Palestine était un grand terrain vague, qu'il fallait trouver un endroit un peu plus vide, et s'installer pour cultiver. Mais il disait fermement, "le travail manuel, il n'y a rien de tel pour vous rapprocher de la vraie vie". Le kibboutz ressemblait à un camp retranché, entouré de fils barbelés. Au centre était le puits, et le baraquement commun. La première semaine, une attaque des villageois arabes fit quatre morts. La deuxième semaine, la contre-attaque des membres de la Hagana fit deux morts dans le village voisin. La troisième semaine, Siegfried Bloomberg essaya d'étrangler Moshele Peretzky, qui refusait d'être d'accord pour que la langue commune en Palestine soit l'Allemand, au lieu de l'Hébreu. Sarah Shomsky, née Pollack, intervint à temps pour les séparer. Pour sa part, elle pensait que le mieux serait encore de garder le Yiddish, mais elle réservait son avis pour un moment plus propice. Elle était aussi d'avis que le système d'irrigation mis en place par son avocat de mari, avait de bonnes chances de les réduire à la famine en quelques mois. Le concombre, disait-elle souvent, c'est bon, surtout dans le vinaigre, mais il nous faut d'abord des cultures de base, pour nous suffire à nous-mêmes.


Abimelech se précipita sur son appareil. Un petit vieux à la chemise blanche sortie de son pantalon s'escrimait à insérer une petite enveloppe dans la grande boîte aux lettres bleue, qui ressemblait un peu à une poubelle. En voilà un de plus. Ah, mais c'est une série : deux types musclés à vélos, une minette au décolleté avantageux, un macho déguisé en cow-boy. C'était vraiment un bel observatoire. En tout cas, elle l'avait remarqué, et elle passa en souriant sous ses lunettes de soleil. Lorsqu'Abimelech avait en face de lui une fille aux traits émouvants, il ne pouvait s'empêcher de le prendre comme une provocation. Il disait, "C'est un problème de physique quantique: toute observation neutre est impossible, puisque observer c'est interférer". "Les filles, c'est pareil. Comment resterais-je impassible alors qu'une interférence de près de 1 mètres 65 vient d'entrer dans la pièce, que ses cellules envoient des rayons, et que la consommation d'énergie de son corps dégage une chaleur qui augmente celle de la pièce de telle façon que mon pull devient largement superflu". Son instinct scientifique exemplaire le poussait donc à expérimenter.


Le problème essentiel restait de préparer les conditions d'une expérimentation efficace. Dans ces situations, Abimelech Toledano aurait voulu avoir la prestance de son arrière grand père Apito, qui paradait dans les rues de Tanger, en Bentley blanche, un borsalino crème en harmonie avec son costume léger. Il avait gardé sa manie des achats par douzaines, qui avait causé sa ruine. Mais avant ce temps là, ses arrières grands parents semblaient avoir vécu dans le paradis sur terre, à jouer au tennis sous un soleil courtois, à flâner sur des plages aux noms anglophiles, en plaisantant en espagnol, puisque c'était la langue officielle du paradis. Dans ces situations, Abimelech Toledano aurait bien profité de l'aisance de son oncle, qui, à cinq ans, paradait les genoux écorchés dans le Ghetto de Marrakech, pendant que son père, qui avait réussi par le commerce des couleurs chimiques d'une prestigieuse firme allemande, avait mis sa discrétion et sa ruse au service de responsabilités plus politiques.


La pellicule était terminée. Combien de personnes par jour pouvaient-elles bien venir jusqu'à ce container, pour le remplir de papiers. Abimelech considérait qu'avec l'extra-vision, il serait capable de lire tous ces courriers, peut-être de répondre à des questions, peut-être même d'empêcher des suicides. Il considérait ce confessionnal dont on avait licencié le préposé. Et les confessions restaient seules, et les timbres n'achetaient ni pardon, ni punition bienveillante.


"Croyez-vous que vous pourriez surveiller mes roller skates, pendant que je vais acheter une autre pellicule?" Léa acquiesça d'un sourire réservé. De l'autre côté de la rue, Abimelech se demandait encore comment il avait réussi à lui adresser la parole, et maintenant il l'imaginait partant avec son sac et toutes ses affaires. Peut-être même aurait-elle bu tout son jus, et mangé ses tartines.


- "Alors, ils ont été sages?"


- "Ils ont essayé de s'en aller, mais je les ai rattrapés".


Abimelech engagea la conversation, et d'ailleurs il ne savait même pas ce qu'il racontait, mais en tout cas elle changea de place, et puis après tout, tant pis pour Eliezer Israelowicz, qui n'était pas venu au rendez-vous, et puis ses pellicules attendraient bien un peu. Heureusement, il faisait déjà très chaud, et Abimelech n'avait pas mis de pull, car autrement il aurait très certainement dû l'enlever.


De loin, Léa avait l'air d'une vaillante Walkyrie. De plus près, elle reprenait son aspect de jeune fille en porcelaine. Pour payer ses études, Léa travaillait tous les matins dans un magasin de jouet, où elle s'était spécialisée dans les figurines en plastique. Léa connaissait absolument tous les avatars de Barbie. "Je les déteste. Souvent, je rêve que je me promène dans le magasin, la nuit. Les éléphants dorment en remuant les oreilles. Le sol est jonché de serpents qui soufflent dans des petits sifflets. Darth Vader s'entraîne à l'épée laser, gentiment, à la fête foraine. Et puis, je lève ma hache et je décapite la Barbie Californie, la Barbie de soirée, la Barbie Apache... Le sang coule, mais leur tête continue de sourire. Mais à la fin, je reste seule face à la barbie Çiva, qui me fixe, de ses yeux bleus menaçants, et qui essaie d'attraper ma hache avec ses six bras. Je les découpe, mon bouclier devant les yeux pour ne pas croiser son regard, mais ils repoussent immédiatement, dans un grand bruit de Swoooshhhh. Et puis, ils m'attrapent la tête pour la tirer vers le haut. C'est toujours à ce moment là que je me réveille". "C'est curieux, non? Je veux dire, c'est curieux qu'elle arrive à m'attraper la tête, parce que, quand même, je suis très souple, je fais de la gymnastique rythmique depuis presque quinze ans!"


Effectivement, Abimelech trouvait cela très curieux, et très intéressant, et il aurait voulu en savoir encore davantage, surtout, il ne fallait pas s'arrêter de parler, de la faire parler. "Pour moi, les gratte-ciel sont comme des montagnes. Je me demande si on peut y grimper. Il paraît que les alpinistes ne s'accrochent pas toujours, vous savez. Même en varappe, une chute de deux mètres peut être mortelle!"


Abimelech avait déjà envie de lui écrire une lettre.

L'expérimentation paraissait plutôt en voie de réussite, puisque d'habitude, tout seul, comme ça, il n'avait jamais envie d'écrire. L'écriture, disait-il, c'est comme le tango, ou le tcha tcha tcha, ou la valse. Si on ne les danse pas à deux, de quoi a-t-on l'air?


Ils sortirent ensemble du café. Abimelech accompagnait Léa qui habitait deux rues plus loin tout droit, puis un bloc à gauche. Elle le sentait s'approcher, s'approcher. Et pourtant, il gardait une distance tout à fait respectable. En fait, en termes physiques, si l'on considérait la place de l'ensemble de ses molécules par rapport à l'ensemble des siennes, il s'en était plutôt éloigné. Abimelech était obsédé par l'idée de bien se comporter. Techniquement, il spéculait sur l'existence d'une norme ISO précisant la distance "respectable" que devait observer un homme, en présence d'une femme chimiquement compatible. Mais Léa sentait bien qu'en réalité, il arrivait dangereusement près d'elle, qui était sans défense, et qui n'avait pas du tout programmé un tel événement dans la journée.


Et puis, elle toussait un peu à présent. Sa grippe avait pourtant presque disparu ce matin, et voilà qu'elle reprenait. "Est-ce la grippe espagnole?" demanda Abimelech, "Vous savez que la grippe espagnole a tué après la guerre de 14-18 presque autant de monde que la Peste Noire"? Et il regretta cette précision de mauvais goût. "Mais il paraît que génétiquement, le virus change toutes les générations. Ce n'est certainement plus le même. D'ailleurs, les brocolis, et même aussi les êtres humains changent par mutations génétiques. Peut-être que dans quelques millions d'années, on aura une peau de serpent, et les mains palmées, et des moustaches de chat."


Léa le regardait avec de gros yeux ronds. Ses pupilles s'étaient rétrécies jusqu'à former un ovale presque vertical, qui tranchait son iris doré. Ils étaient arrivés devant son immeuble.


"Pourrais-je venir vous chercher demain, pour aller au théâtre, ou au parc?"


"Peut-être bien".


Et l'histoire, pour l'instant, s'arrête là, puisque, pour le reste, tout ne serait que conjectures tout à fait déplacées.

*


15/11/1998